Rencontre de trois destinées poétiques et massacrées ?

Les noms de Gaspard

 

 

C’est en hommage à Gaspard Hauser à la naissance, l’enfance et le destin obscurs tout ensemble, que Verlaine a écrit son hommage « Gaspard Hauser chante »[1]. Le poète donne sa voix pour la postérité à Gaspard Hauser qui lorsqu’il arriva à Nuremberg en 1828 ne savait articuler qu’une seule phrase qu’on lui avait apprise, ainsi que son nom. Enfant assassiné deux fois, car à la prison de ses dix-sept premières années de solitude totale, de paillasse et d’opium, advint après qu’il ait appris avec d’exceptionnelles dispositions le langage oral et écrit, son meurtre sanglant dans un jardin public, une nuit de 1833.

 

Dans son texte à la première personne, « je » et « moi » sont confraternels de ce jeune homme massacré au destin duquel on sait toute l’horreur, mais dont en somme on ne sait rien, qu’en termes de négation et de refus.

 

Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes :

Ils ne m'ont pas trouvé malin.

 

A vingt ans un trouble nouveau,

Sous le nom d'amoureuses flammes,

M'a fait trouver belles les femmes :

Elles ne m'ont pas trouvé beau.

 

Bien que sans patrie et sans roi

Et très brave ne l'étant guère,

J'ai voulu mourir à la guerre :

La mort n'a pas voulu de moi.(…)

Les hommes, les femmes, enfin la mort glorieuse « ne [l’]ont pas trouvé beau ». Mais les êtres étranges, les vies amputées trouvent grâce aux yeux du poète Lelian[2] lui-même souvent lui-même bien triste. 

En 1828, Louis Bertrand arrive à Paris et le recueil de ses Bambochades est annoncé dans le Provincial. Louis est pauvre, il a honte de sa toilette et alors même qu’il a confié dès 1829 son manuscrit à Sainte-Beuve,il l’évite pour cette raison, ainsi que Victor Hugo et ses amis. En 1833, l’année du décès de Gaspard Hauser, l’éditeur Renduel accepte et annonce son Gaspard de la Nuit. Il ne sera pas paru à la mort du poète en 1841, lequel se cache dans sa chambre d’hôpital au point de redouter d’être reconnu par son meilleur ami le sculpteur David d’Angers.

Oui, il est tentant de rapprocher  Gaspard de la Nuit, cette autre « première personne du singulier », en effet si singulière, si seule… de celle invoquée par la poésie de Verlaine. Louis Bertrand lui aussi est venu de province et « finit » sa courte vie sans la terminer dans l’isolement des amours renoncées et du guignon. Je ne sais pas plus qu’un autre si Gaspard est Gaspard mais à coup sûr, ces deux-là même sans se savoir –or l’étrange histoire de Kaspar Hauser défraie la chronique- se sont rencontrés dans la coïncidence temporelle et poétique même si ce n’est pas dans l’anagramme fort probable « Gaspard de la Nuit »/Louis Bertrand qui partagent autant de lettres communes que « Lelian » et Verlaine : dans les deux cas, avec la majuscule en moins.

Mais « de la Nuit » n’est-il pas un nom, et même davantage qu’un nom ? Il ne s’agit ni plus ni moins d’un titre de noblesse. « (de) la Nuit » est le nom du royaume de Gaspard, le sien propre : et vice versa celui auquel il appartient, où règnent à la fois ses rêves et sa conscience possédée … Le narrateur de Gaspard vit la nuit, ou ne fait jour que sur cette nuit vécue ; de la même manière pour Gaspard Hauser le jour était la nuit. Une nuit perpétuelle et hantée, la nuit du persécuteur pour l’un, et s’il s’agit d’un double, double obscur dans tous les sens du dictionnaire, la nuit de l’assassin tangible pour le second.

Se peut-il qu’à exactement quarante années d’intervalle un poète disparu (Louis Bertrand) et un autre qui ne l’était pas encore, mais presque (Paul Verlaine), se soient rencontrés dans la troublante gémellarité d’un destin poétique au sens fort : à travers celui d’un « double obscur » de chacun, un tiers, Gaspard Hauser ? Le poème qui donne parole aux absents venge-t-il au-delà de la mort les destins de « maudits »,  d’« obscurs » ou encore, de « petits » (Paul Verlaine qui d’après le récit des derniers mois qu’en fait Jean Teulé[3] donne au lecteur envie de l’achever, Louis Bertrand, phtisique et catalogué par les critiques comme « petit romantique » parce qu’il a fait reposer sa destinée immortelle sur un recueil unique – quelle indécence et quelle présomption s’aligne parfois tranquillement à l’encre des critiques, ces dépositaires de la mémoire !). Certes, du temps la rencontre poétique n’en a cure. Elle s’arrange des souvenirs, des évocations, des fantômes comme d’une forme de culture. Elle fréquente tous les mondes, et ces derniers le lui rendent bien.

L’encre de Verlaine, comme un manteau bienfaisant, donne des couleurs au grand Oublié de son vivant, le destiné aux oubliettes, comme pauvre Lelian dans la prison où il compose son recueil Sagesse. La retraite contrainte où il se trouve lui inspire, peut-être, cet acte de liberté de la parole accordé à Gaspard qui lui n’est plus vivant, mais, du coup, plus mort vraiment... Liberté absolue du poète en prison qui libère un compagnon de la geôle, de la mort, et de l’oubli. Qui lui redonne une ascendance, et pas des moindres : une ascendance poétique. Je pense également à l’emmaillotement « comme une momie » promis par le nain Scarbo à Gaspard-impression assez forte pour que Louis Bertrand en ait fait un dessin-.

« Et de la crypte ténébreuse de Saint-Bénigne, où je te coucherai debout contre la muraille, tu entendras à loisir les petits enfants pleurer dans les limbes. »

Quels enfants pleurent dans l’univers poétique d’ Aloysius : l’enfant en lui, l’enfant « mort-né », ou encore celui que Françoise Dolto dans sa préface couplé à l’ouvrage sur Kaspar par le juriste qui le recueillit[4] nomme « le séquestré au cœur pur », à propos duquel elle parle de « crime contre l’enfance » ?

J’évoquerai enfin la sympathie des poètes symbolistes pour ce Louis Bertrand dont Baudelaire souligne en 1869 l’importance décisive de l’œuvre dans la préface de la première édition du  Spleen de Paris, petits poèmes en prose :

 «un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, écrit-il à son éditeur Arsène Houssaye, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux? ».

Volontaire, consciente ou simplement poétique –peu importe à la rêverie- la coïncidence d’une rencontre de ces trois êtres incite à supputer que, peut-être, « Gaspard Hauser chante » rend hommage à deux Gaspard, dont le plus réel, venu de nulle part, ne serait pas même né de l’imaginaire d’un artiste.

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?

Qu'est-ce que je fais en ce monde ?

Ô vous tous, ma peine est profonde :

Priez pour le pauvre Gaspard !

 

 



[1] In Sagesse , 1881

[2] Anagramme de Verlaine.

[3] Jean Teulé, O Verlaine, ed. Julliard, Paris, 2004

[4] Hanselm von Feuerbach, F. Dolto, Kaspar Hauser, le Petit Mercure, Paris; 2002