ASSOCIATION POUR LA MEMOIRE
D'ALOYSIUS BERTRAND

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Le clair de Lune Les lavandières La Gourde et le flageolet

Bambochades romantiques


Le Clair de lune

 

à l’auteur de Trilby

 

A l’heure qui sépare un jour d’un autre jour, quand la cité dort silencieuse, je m’éveillai une nuit d’hiver en sursaut, comme si j’eusse ouï prononcer mon nom auprès de moi.

Ma chambre était à demi obscure ; la lune, vêtue d’une robe vaporeuse, comme une blanche fée, gardait mon sommeil, et me souriait à travers les vitraux.

Une ronde nocturne passait dans la rue ; un chien sans asile hurlait dans un carrefour désert, et le grillon chantait dans mon foyer.

Bientôt ces bruits s’affaiblirent par degrés : la ronde nocturne s’était éloignée ; on avait ouvert une porte au pauvre chien abandonné ; et le grillon, las de chanter, s’était endormi.

Et moi, à peine sorti d’un rêve, les yeux encore éblouis des merveilles d’un autre monde, tout ce qui m’entourait était un second rêve pour moi.

Oh ! qu’il est doux de s’éveiller, au milieu de la nuit, quand la lune, qui se glisse mystérieusement jusqu’à votre couche, vous éveille avec un mélancolique baiser !

 

Minuit, 7 janvier 1827.


Les Lavandières

 

à Monsieur Emile Deschamps

 

Le soleil est arrivé au sommet de la voûte céleste : les lavandières, penchées au bord de l’Armançon, ont cru voir tout-à-coup une auréole dorée se jouer autour de leurs blonds cheveux et couronner leur tête dans les eaux.

Et les jeunes filles, qui étendent sur les herbes verdoyantes ou suspendent aux sureaux les blanches toiles, ont cru voir dans les prairies des rayons aériens voltiger comme des papillons de fleurs en fleurs.

 « C’est, disent les lavandières et les jeunes filles, c’est l’Ondin de l’Armançon, qui se plaît à nous dérober nos anneaux, lorsque nos bras nus sont caressés par les ondes, qui danse et chante la nuit sur l’écume de la cascade, et qui, malicieux et vain, cueille et jette les fruits mûrs au courant des eaux. »

En ce moment un pivert a passé sous les saules balancés par le vent ; ses ailes bleues ont ridé le limpide miroir de l’Armançon ; et puis il s’est plongé dans la grotte murmurante et sombre où fleurissent et dorment ensemble les nénuphars jaunes sur les eaux.

Les cloches du hameau tintaient joyeuses dans la montagne. C’était l’heure de la Salutation angélique : les lavandières et les jeunes filles s’agenouillèrent et chantèrent Alleluia au bord des eaux.

Les rayons s’éteignirent soudain sur les prairies et dans l’Armançon : l’oiseau bleu se tint caché jusqu’après le coucher du soleil ; et les lavandières et les jeunes filles, quand se leva la brise nocturne, entendirent avec effroi, sous les saules, comme la voix plaintive d’un enfant qui se noyait.

 

11 avril 1828.


La Gourde et le flageolet

 

à l’auteur de la Ballade des deux Archers.

 

Deux voyageurs se rencontrèrent le soir dans un étroit sentier. L’un, coiffé d’une toque de velours noir que surmontait une plume de coq, portait appendus à sa ceinture, d’un côté, une gourde ronde, et de l’autre, un léger flageolet : on devinait aisément que c’était un clerc du gai savoir.

L’autre, la grille de son casque fermée, serrait dans sa forte main la garde d’une longue épée dont le fourreau lui battait les talons : c’était Roland ou Don Quichotte, ou tout autre chevalier célèbre par ses hauts faits d’armes.

Du plus loin qu’il aperçut le musicien : – Prête-moi ta gourde, vassal, lui cria-t-il, mon gosier est altéré ; je viens de mettre à fin une périlleuse aventure. L’autre lui répondit : – Voici ma gourde, sire chevalier, mais n’y buvez qu’un petit coup, car le vin se vend cher cette année.

Le chevalier errant vida d’un seul trait la gourde de deux pintes, puis la rendant au musicien, il lui dit avec un aigre sourire : – Ton vin est mauvais. – Celui-ci ne répondit rien ; mais, prenant son flageolet, il commença l’air magique de Robert de Carcassonne qui fit danser les os des morts, au clair de la lune, dans le cimetière de Montauban.

L’air était vif et animé. Voilà que le chevalier, ivre à demi, se met à danser sur la pelouse, comme un ours mal dressé ; il étend les bras, il balance la tête sur ses épaules, frappe la terre du talon, et appuie fièrement sa longue épée contre son épaule comme un hallebardier qui va à la guerre.

– Grâce ! merci ! seigneur nécroman, cria-t-il bientôt, perdant haleine. – Et il dansait toujours. – Sire chevalier, répondit enfin le musicien, donnez-moi un écu au soleil pour le vin que vous m’avez bu, alors nous cesserons, moi, de jouer, et vous, de danser. – Tiens ! dit le chevalier, tirant un écu de son escarcelle. Mais au diable si je bois jamais à gourde d’un vilain! (1)

J. L. Bertrand.

28 février 1828

 

(1) Ces trois pièces font partie d’un recueil de compositions du même genre que l’auteur se propose de publier très prochainement, sous le titre de Bambochades romantiques [note de Bertrand].

 

NOTE : le texte reproduit est celui du Provincial, n°47, 12 septembre 1828, p. 212.