ASSOCIATION POUR LA MEMOIRE
D'ALOYSIUS BERTRAND

Lucien Chovet

Légendes et réalités
(7 notules en forme de fausse moustache)

Charles Lassailly et Le Raffiné Beau comme la rencontre... "Le n°6 vient de mourir" Fiche pratique Contre Sainte-Beuve... "Je est un autre" La vie romancée... Post-scriptum...

Charles Lassailly et Le Raffiné : « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils achètent des fleurs ! »

Arsène Houssaye s’est plu à rapporter une curieuse anecdote sur Charles Lassailly, auteur d’un des romans emblématiques de la génération de 1830, Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide. Perpétuel amoureux et impécunieux, Lassailly devait finalement sombrer dans la folie.

Un jour, il n’avait pas mangé la veille, il me demanda un louis. Par hasard j’avais un louis ; j’étais trop heureux de le si bien placer. – Voulez-vous dîner avec nous (ses amis Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Camille Rogier) ? – Non, me répondit-il ; je n’ai pas le temps. Adieu. – Où allait-il? Nous le suivîmes un peu, parce que nous allions du même côté. Il alla droit à la marchande de fleurs que Janin a si poétiquement chantée, Janin, le poète qui ose se passer de la rime. – Il jeta son louis sur le comptoir, et demanda le plus beau bouquet qui pût se faire dans la boutique […][1].

Voilà qui rappelle un autre amoureux impécunieux, également tenaillé par la faim, mais d’une existence tout imaginaire, le Raffiné de Bertrand (pièce V du Livre II de Gaspard de la Nuit).

Et le Raffiné se panadait, le poing sur sa hanche, coudoyant les promeneurs, et souriant aux promeneuses. Il n’avait pas de quoi dîner ; il acheta un bouquet de violettes.

Evidemment, certains se demanderont si le « louis » offert par Houssaye à Lassailly n’a pas quelque rapport avec un autre Louis, prénom d’un certain Bertrand, et si les fleurs ne sont pas de pure rhétorique. Arsène Houssaye, auteur prolixe, grand amateur d’anecdotes mondaines mais aussi, au sein de l’équipe éditoriale de L’Artiste dont il fut longtemps le directeur, l’un des tout premiers admirateurs de Gaspard de la Nuit, aurait-il emprunté, de façon assez désinvolte, un trait à Bertrand pour relever quelque peu son portrait de Lassailly ? Ce serait une erreur de le croire, alors qu’il existe une solution alternative, bien autrement convaincante. Alfred Jarry s’est fait fort de prouver que c’est la littérature qui dicte ses conditions à la vie. Dans Edgar Poe en action, il a raconté « la vie d’un homme forcé de réaliser, point par point, toutes les aventures d’un personnage imaginaire, de plagier avec tous ses actes des actes prédits dans une littérature moderne qui assume la rigueur d’une fatalité antique[2].» C’était donc ça. Le pauvre écrivain maudit, Lassailly, était forcé de réaliser les aventures d’un être imaginaire inventé par un autre écrivain maudit, Bertrand, en une chaîne sans fin et d’autant plus implacable que, dans l’intervalle, la fatalité antique est devenue pataphysique.

[1] Arsène Houssaye, « Profils littéraires. De quelques amis couchés dans le tombeau », L’Artiste, 15 novembre 1852, p. 122, extrait de Voyage à ma fenêtre, Victor Lecou, 1851, p. 212. L’anecdote est reprise dans Les Confessions, tome I, E. Dentu, 1885, p. 360-61 et rapportée par Eldon Kaye dans sa monographie, Charles Lassailly, Droz, 1962, p. 86. Le héros provocateur de Lassailly, quant à lui, se vantait de procédés autrement expéditifs : il est vrai qu’ils relevaient de la fiction : « Et puis, je vole des cigares chez tous mes amis, et des bouquets de violettes chez toutes mes maîtresses ! » (Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide, Silvestre et Baudouin, 1833, p. vi).

[2] Alfred Jarry, Œuvres, collection Bouquins, p. 912, voir aussi p. 1070, etc. Le thème est cher à Jarry.

Beau comme la rencontre fortuite de Moreau et de Bertrand sur une table de dissection

Marc de Montifaud est le pseudonyme de Marie-Emilie Quivogne (1849-1912), une auteure non-conformiste tout à fait estimable. Son livre sur les Romantiques témoigne de son goût louable pour les marginaux, notamment Pétrus Borel, Philothée O’Neddy et bien entendu Aloysius Bertrand. Elle reproche à Sainte-Beuve d’avoir parlé de simples « imagettes » à propos des pièces de Gaspard de la Nuit. Juste avant de citer longuement la lettre de la fin avril 1841 de David d’Angers à Sainte-Beuve, seul témoignage existant sur les derniers instants de Bertrand, elle mentionne un détail que le sculpteur avait passé sous silence.

Le matin de sa mort, il arriva trop tard ; on avait eu le temps de descendre le cadavre à l’amphithéâtre et d’en extraire, soit le foie, soit le cerveau. Lorsque la science eut prélevé son tribut, on fit cette chose de l’enterrement qui, dans les maisons de l’Assistance publique, est toujours économiquement tranchée. On évite de faire brûler les cierges sur ces bières en bois mince qui débarrassent le monde de gens aussi inutiles que des poètes ou des écrivains[1].

L’expression est quelque peu confuse, mais on serait bouleversé à moins ! Cette dissection de cadavre est-elle une invention pure et simple de Montifaud ? Il s’agit plus probablement de la contamination de deux récits, l’un de David d’Angers en partie recopié textuellement, l’autre de Félix Pyat, relatif à la mort d’Hégésippe Moreau, cité de mémoire ou par ouï-dire. Dans le numéro du 15 janvier 1839 de la Revue du Progrès de Louis Blanc, peu de jours après la mort à l’hôpital du poète du Myosotis, Félix Pyat s’était livré à un violent réquisitoire contre la société coupable d’indifférence à l’égard de ses artistes. Le polémiste avait fait la connaissance d’Hégésippe Moreau six mois avant sa mort, mais il ne devait pas le revoir vivant. A l’hôpital de la Charité, il dira être arrivé au moment où le cadavre, étendu sur une table de marbre, allait être livré au scalpel des carabins. « Si j’étais arrivé une demi-heure plus tard, assurera-t-il à Philibert Audebrand, le travail de la dissection était opéré et les restes du défunt auraient disparu[2].» Amatrice de récits plutôt épicés, Montifaud aura préféré penser que la dissection avait réellement eu lieu mais, une substitution de cadavre venant corser le tout, au détriment de Bertrand.

[1] Marc de Montifaud, Les Romantiques, 1878, p. 207.

[2] Philibert Audebrand, Les derniers jours de la bohème, Calmann-Lévy, 1905, p. 66.

« Le n° 6 vient de mourir », ou le Génie aux prises avec une serpillière et la pipe des gardiens de salle

Le jour de la mort de Bertrand, le 29 avril 1841, lorsque David d’Angers se présente à l’hôpital Necker, il s’entend dire par le portier qu’il est inutile d’aller plus loin : « le n° 6 vient de mourir ! » En effet, le corps a déjà été transféré dans l’ensevelissoir. Le sculpteur y est conduit par un gardien de salle, il fait envelopper le mort d’un « linge blanc et portant par hasard [son] chiffre.» Il confie : «  J’étais soulagé de penser que la rude serpillière du n° 6 n’imprimerait plus sa rude trame sur sa chair[1]. » Non content de substituer son «chiffre» au numéro déshumanisant, David veille à la sauvegarde des manuscrits de Bertrand, « feuilles, enlevées au grabat de l’hôpital, qui, quelques jours plus tard, auraient peut-être servi à allumer la pipe des gardiens de salle […] » (OC, p. 955). Ce « grabat », les lecteurs de Gaspard de la Nuit le connaissent au moins en partie, mais désormais transfiguré en «portefeuille de l’auteur », selon le titre donné par les premiers éditeurs du recueil aux « pièces détachées » qui ne faisaient pas partie du manuscrit remis en 1836 à Renduel.

Le statut de la lettre de David d’Angers sur la mort de Bertrand est ambigu : c’est un texte d’ordre privé sans doute, mais David anticipe les usages publics qui pourraient être faits. Il demande à Sainte-Beuve de ne pas mentionner son nom dans la notice qu’il va rédiger (par égard pour une famille qui méritait pourtant peu d’égards, puisque personne n’a pris la peine d’assister à l’enterrement). Sainte-Beuve répondra en disant joindre cette lettre à ses autres notes comme la plus précieuse d’entre elles et « celle qui doit tout couronner » (OC, p. 963). Le 3 novembre 1841, David envoie le brouillon de cette même lettre à Victor Pavie, éditeur de Gaspard : « Garde cette triste page ; un jour, peut-être, j’en exhumerai d’autres pour toi » (OC, p. 955).

Le caractère semi-public de cette lettre en explique probablement la dimension littéraire, ce qui n’est en rien incompatible avec la sensibilité (comme l’atteste ce fait incontestable que David a été le seul à assister l’écrivain agonisant six semaines durant, le seul à participer aux funérailles, alors qu’il avait pour le moins autant d’obligations que Sainte-Beuve). Le recours à la formule-choc « le numéro 6 » est très certainement intentionnel, en raison évidemment de son pouvoir de dramatisation, mais aussi parce qu’elle rappelait l’agitation et la polémique qui avaient marqué la mort d’un autre infortuné, Hégésippe Moreau, également « mort à l’hôpital ». Après Malfilâtre, mort de faim à en croire un vers alors célèbre de Gilbert, après Gilbert lui-même, auteur du Poète malheureux, ou le Génie aux prises avec la Fortune, mort à l’hôpital de la Pitié, c’est au tour de Moreau, le 19 décembre 1838, d’inscrire son nom dans la litanie de ce qu’on a parfois appelé à l’époque le « martyrologe poétique », litanie aux noms fluctuants certes mais toujours renouvelés, indéfiniment ressassée pendant une bonne partie du siècle, avec des inflexions diverses (poètes morts à la fleur de l’âge, morts de faim, morts de misère, morts à l’hôpital, morts ignorés ou incompris du public). Lors de l’ultime séjour à l’hôpital de Moreau, oublié de tous, épuisé par la phtisie, seul le fidèle Sainte-Marie Marcotte lui rendait visite. Celui-ci racontera qu’au lendemain de la mort de l’écrivain un homme de l’hôpital entra chez lui et lui annonça  « que le n° 12 venait de mourir[2]. » Il avertit aussitôt Félix Pyat. La suite est relatée par ce dernier, quelques jours plus tard, dans les colonnes de La Revue du Progrès.

Le 20 décembre 1838, à midi, je me suis transporté, en la compagnie de MM. Altaroche, rédacteur en chef du Charivari, et Sainte-Marie Marcotte, avocat, à l’hôpital de la Charité, et là, ayant traversé des cours où l’herbe croît comme au cimetière, et des corridors bas-voûtés comme des tombeaux, j’ai trouvé dans la salle d’amphithéâtre, sur une table de pierre, un cadavre.

Ce cadavre était nu, couché sur le dos, les mains croisées devant la poitrine, la tête un peu penchée sur l’épaule droite, les yeux tout grands ouverts, et déjà sous le scalpel des étudiants. – Quel était ce cadavre ? – C’était le numéro douze. Il meurt tant d’hommes là qu’on ne les appelle plus : on les numérote. – Quel était ce numéro douze ? – Un poète. – Quel poète ? – Hégésippe Moreau [3].

Ce texte donne une idée du style véhément des articles du journaliste et militant révolutionnaire Félix Pyat. Autant de panégyriques enflammés à la louange de cet autre enfant de la révolution de Juillet 1830 qu’était Moreau, et qui inauguraient avec éclat le passage des jérémiades néoclassiques sur le poète aux prises avec une Fortune abstraite au constat abrupt de l’écrivain aux prises avec les basses réalités d’un ordre social violemment dénoncé. Le jour même de sa visite à l’hôpital, le 20 décembre, Pyat publiait une nécrologie retentissante dans Le National, et l’appel à assister aux funérailles le lendemain fut entendu. Le 21 décembre, la fine fleur du monde républicain était présente, ainsi que les anciens compagnons de travail de Moreau, la foule atteignit jusqu’à trois mille personnes. Du jour au lendemain – et l’expression est à prendre au sens propre ! – un écrivain à peu près totalement inconnu devenait le symbole personnifié de l’artiste victime de la société. Sainte-Marie Marcotte s’en désolait plutôt : « il y eut foule à son convoi, et, depuis ce jour, la presse a mille fois répété son nom, et, de tous côtés, ont surgi autour de sa tombe des amis dévoués, et l’on a fait de cette tombe un théâtre sur lequel on déclame pour ou contre la société[4]. » Les rééditions du Myosotis se multiplient jusqu’à la fin du siècle. Celle de 1892 est accompagnée d’une présentation de Félix Pyat, mort trois ans plus tôt : l’homme à la biographie tumultueuse, qui a participé à trois révolutions (1830, 1848, la Commune de 1871), célébrait une fois de plus Moreau, poète ouvrier (imprimeur) et républicain. Deux ans plus tôt, le nom de l’écrivain avait été donné à une rue de Paris. En 1903, un monument était inauguré au cimetière de Montparnasse. Dans ce même cimetière, dès 1847, David d’Angers, visitant la tombe de Bertrand, constate que le nom du poète est « presque effacé » et que l’unique couronne qui la décore est celle qu’il a dernièrement apportée (OC, p. 970). Si le républicain Bertrand a trouvé incontestablement dans le républicain David d’Angers son Sainte-Marie Marcotte (l’ami qui se substitue in extremis à la famille absente ou défaillante), il s’en faut de beaucoup qu’il ait trouvé en Sainte-Beuve ne serait-ce qu’une esquisse du tonitruant Félix Pyat. Et voilà pourquoi, à la différence du numéro 6, le numéro 12 est le seul à avoir suscité des variations littéraires vibrantes d’indignation.

Le 20 décembre 1838, un infirmier de la Charité dit au carabin de service : « Le numéro 12 vient de mourir. » Et ce fut là toute l’oraison funèbre du numéro 12.
Le numéro 12 ! ô vanités de la poésie ! On meurt pour laisser un nom immortel, et ce jour-là on annonce qu’un homme est mort à l’hôpital sous le numéro 12 !
Or ce numéro 12 était ce jour-là le pseudonyme d’un nom destiné à la gloire : Hégésippe Moreau[5].

En 1885, comparant les renommées respectives des écrivains « morts à l’hôpital », dont Bertrand et Moreau, Houssaye estimait que seul ce dernier avait véritablement survécu[6]. Tout est relatif, comme on dit, à la fois superficiellement mais aussi profondément. Il faut considérer que, contrairement à ce que l’on peut penser spontanément, le « point de vue du présent » est tout aussi éloigné que le «point de vue de Sirius » : en effet, au vingtième siècle, les trajectoires posthumes de Moreau et de Bertrand se sont inversées. Le Myosotis connaît 23 éditions entre 1838 et 1892, aucune après 1920, Gaspard de la Nuit fait l’objet de seulement 4 éditions en son siècle, mais de 43 au vingtième siècle. En 2007, il est disponible dans pas moins de 5 éditions de poche (Poésie / Gallimard, L’Ecole des lettres, Le Livre de poche classique, Mille et une nuits, GF Flammarion), ce qui le rapproche de plus en plus du cercle très restreint des recueils poétiques à large diffusion. « Quelques-uns naissent posthumes », se plaisait à dire Nietzsche, c’est le cas de plus d’un des grands noms de la littérature française du XIXe siècle : Rimbaud, Lautréamont, Corbière, dont on relèvera cette formule dans la dernière pièce de la suite Paris : « Fais de toi ton œuvre posthume. » Bertrand est en bonne compagnie.

[1] Aloysius Bertrand, Œuvres complètes, Champion, 2000, p. 948, ouvrage désormais cité dans le corps du texte sous la forme abrégée OC.

[2] Sainte-Marie Marcotte, « Notice biographique », 1ère réédition du Myosotis, 1840, notice reprise pour l’« édition populaire » Paul Masgana, 1857, p. xxviii de cette dernière édition.

[3] Article cité par Philibert Audebrand, Les derniers jours de la bohème, 1905.

[4] Sainte-Marie Marcotte, op. cit., p. xxxix.

[5] Arsène Houssaye, Histoire du 41ème fauteuil de l’Académie française, Hachette, 1857, p. 314. Verlaine, quant à lui, donnera dans Mes hôpitaux une version ludique de cette manie de réduire les malades à des numéros : « Le 15 a cassé sa pipe » (dans une chronique portant principalement sur Moreau).

[6] Arsène Houssaye, Les Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle 1830-1880, tome premier, Dentu, 1885, p. 360.

Fiche pratique : secrets de fabrication d’artistes maudits

L’imagerie de l’artiste « maudit » varie selon les époques, et l’adjectif lui-même est soumis à variations (malheureux, infortuné, fatal, – beaucoup plus près de nous, en sautant hardiment presque deux siècles : ici l’ombre, les franglais parlent aux franglais – destroy, borderline, etc.). Celle qui domine aujourd’hui, du moins dans le monde autoproclamé cultivé, est composée essentiellement de traits empruntés à la seconde moitié du dix-neuvième siècle (Rimbaud, Verlaine, Van Gogh). Mais bon nombre de ces traits existaient déjà à l’orée puis à l’apogée du Romantisme : la non reconnaissance sociale, le guignon, la misère, la mort prématurée, le suicide. Certains traits ont gagné en puissance, le surréalisme aidant : ainsi, la folie (que l’on compare, à près d’un siècle d’intervalle, le regard porté sur Nerval et celui porté sur Artaud). D’autres traits ont disparu, pour des raisons d’ordre socio-historique: l’artiste phtisique ou poitrinaire, mort de faim, ou encore « mort à l’hôpital », symbole, à l’époque, de déréliction. Les traits varient, la figure de fond demeure, avec diverses combinaisons en équilibre plus ou moins instable entre forme de marginalité sociale et renouvellement artistique.

Pour que l’image de l’artiste maudit fonctionne dans les conditions optimales, il est préférable que les traits soient cumulatifs. Houssaye, par exemple, est parfaitement conscient que l’image est une construction sociale : « Faites mourir Malfilâtre sur un bon oreiller, Malfilâtre perd l’immortalité. Faites mourir Gilbert comme M. de Buffon, et ce n’est plus qu’un poète du commun des martyrs, au lieu d’un poète martyr[1]». En observant que Gilbert est, certes, mort à l’hôpital (trait positif), mais en possession d’une fortune appréciable (trait négatif) et en état de démence (trait qui n’appartient pas encore à la panoplie de l’artiste maudit), Houssaye n’ignore pas, et le souligne, qu’il risque de ruiner en partie l’aura de Gilbert.

Dans le groupe des écrivains « morts à l’hôpital », Bertrand est le plus mal loti sur le plan réel et, par conséquent, du moins en principe, devrait être le mieux loti sur le plan symbolique : plus que tout autre, il cumule les traits distinctifs de l’artiste maudit. Tenons-nous en au parallèle entre Moreau et Bertrand : Moreau a pu faire publier Le Myosotis peu avant sa mort, même si le livre est passé inaperçu ; les Bambochades romantiques, puis Gaspard de la Nuit, par une conjonction de hasards, des années durant, sont restés à l’état virtuel. Moreau a connu la gloire au lendemain de sa mort, et ses funérailles ont rassemblé trois mille personnes qui, pour la plupart, la veille encore, ignoraient jusqu’à son existence ; Bertrand doit se contenter du « corbillard du pauvre suivi d’un inconnu » (dixit David d’Angers, il est vrai que c’est à ce soi-disant inconnu que Bertrand doit sa survie littéraire, OC, p. 949). Le Myosotis donne lieu à de multiples rééditions jusqu’à la fin du siècle, Gaspard de la Nuit, à en croire Victor Pavie (mais on verra qu’il ne faut pas trop le croire), est « un des plus beaux échecs dont les annales de la librairie fassent mention. » Et pourtant c’est Moreau qui dame le pion à Bertrand, du moins pendant plus d’un demi-siècle.

Alors, y a-t-il ou non des secrets de fabrication ? Il y en a, mais leur connaissance ne saurait faire office de boule de cristal. Si l’image de l’artiste maudit est bien une construction sociale, si l’on peut ou croit pouvoir en décomposer les traits, en revanche, on est dans l’incapacité d’en prédire avec certitude les effets potentiels. Il y a bien construction, mais son caractère social met en jeu des processus trop complexes pour qu’une vision strictement déterministe soit possible. Armés des sciences sociales et même à présent des neurosciences, les publicitaires sont bien incapables (espérons qu’il en sera toujours ainsi…) de dire à l’avance quelles sont les publicités qui vont être ou non efficaces, ils feraient de sérieuses économies. Les secrets sont connus de tous, les effets de personne. En outre, toute renommée pouvant subir au fil du temps de très fortes fluctuations, on comprendra que la fiche technique annoncée ne pouvait être qu’un leurre.

Bertrand ne semble pas s’être intéressé précocement au mythe de l’écrivain victime de l’infortune, qui a pourtant dominé toute sa génération, marquée notamment par le double suicide, le 18 février 1832, de Victor Escousse et Auguste Le Bras, la publication de Stello (1832), le drame de Chatterton (1835), et la liste à rallonges du « martyrologe poétique » (Chénier, Malfilâtre, Gilbert, etc.). Il ne sera sensibilisé au thème que le jour où lui aussi connaîtra l’épreuve de l’hôpital. On peut se demander à partir de quelle année il a commencé à être handicapé par la phtisie. A titre de comparaison, selon Octave Vignon, Hégésippe Moreau a probablement contracté la tuberculose pulmonaire dès 1830, il en mourra 8 ans plus tard, à 28 ans. L’œuvre de Moreau, par ailleurs, est imprégnée des grandes figures du martyrologe : Gilbert apparaît dans 5 textes, Escousse dans 4, Malfilâtre et Chatterton dans 2. Le texte le plus significatif est un conte en prose, Thérèse Sureau (la première parution date de 1837, sous le titre La Dixième Muse) : l’héroïne meurt le jour même où elle allait apparemment connaître la gloire. Pour son ultime dîner, banquet de la mort parodiant le « banquet de la vie » de Gilbert, elle dresse la liste des invitations : « Dryden, Malfilâtre, Savage, Chatterton, Gilbert, Escousse, Elisa Mercœur… » Ce conte est le récit-gigogne de tous les artistes aux prises avec la fortune. Il est en même temps une mise en abîme anticipatrice du propre destin de Moreau.

Une telle imprégnation par l’air du temps n’apparaît pas chez Bertrand. Il faut attendre la fin mars 1841, à un mois de sa mort, et alors que la phtisie l’a déjà réduit à l’état du « squelette de fer de Saint-Sulpice », pour qu’il prenne conscience que le sort l’a cloué « au lit de Gilbert », infortune qu’il impute à son « orgueil sauvage et insociable » (OC, p. 909). Une des 3 versions d’ A M. David, statuaire comporte une épigraphe empruntée au Poète malheureux de ce même Gilbert (OC p. 368) : on notera, d’une part, que cette épigraphe est biffée, d’autre part que ce sont en fait les deux vers qui suivent l’alexandrin cité, qui éclairent le mieux le fil conducteur du poème de Bertrand (le refus de toute forme de compromission, décliné tout au long du texte).

La moisson des références explicites à un des lieux communs de l’époque est donc limitée en nombre et dans le temps. En revanche, ici et là, affleure une sorte de volonté de puissance noire, dans laquelle Bertrand transpose son caractère ombrageux. Il affecte de puiser son énergie dans une dialectique où les extrêmes de la fortune et de l’infortune se renverseraient : « l’adversité me briserait plutôt que de me plier. Aux grands cœurs les grandes infortunes » (lettre à sa mère et à sa sœur du 1er août 1829, OC, p. 864). « Et libre soit cette infortune » écrira plus tard Rimbaud en conclusion de Bannière de mai. Bertrand a célébré son entrée à l’hôpital sur un ton paradoxalement triomphant :
« Oui, c’est un jour d’ignominie, / Par qui ma gloire est rajeunie », « Que le présent l’outrage ou nie, / Ma muse, un jour, sera bénie, / Le malheur est mon piédestal » (OC, p. 513). Ce texte est daté de 1838. L’année suivante, on trouve une formule quasiment identique dans un roman de Jules Lefèvre-Deumier, Les Martyrs d’Arezzo : « Ses malheurs lui servaient de piédestal. » Le poète-alchimiste, de même qu’il se fait fort de transformer le plomb du langage courant en or poétique, transforme la faiblesse en force et la chute dans la mort en ascension victorieuse. Quelques dizaines d’années plus tard, le Génie des Illuminations rimbaldiennes saluera « le chant clair des malheurs nouveaux.»

Le dernier portrait que l’on doit à David d’Angers, le seuil de la mort une fois franchi, exprime admirablement ce défi ultime : les poings encore contractés – précise le statuaire – la tête levée vers le ciel, la bouche ouverte, « comme si son dernier soupir eût été un blasphème contre le sort, une énergique protestation contre le malheur » (OC, p. 948). Il est paradoxal que, des deux dessins de David représentant Bertrand – la veille de sa mort, puis peu après sa mort – ce soit précisément le second qui apparaisse, de loin, le plus expressif : Bertrand vivant, au dernier stade de son agonie, s’abandonne sans réaction à son destin ; en revanche, Bertrand mort, en une sorte de mouvement violent, semble se projeter dans son avenir post-mortem.

[1] Arsène Houssaye, Histoire du 41ème fauteuil de l’Académie française, Hachette, 1857, p.243-244 (notice sur Gilbert).

Contre Sainte-Beuve à l’usage des bertrandiens primaires et qui s’en flattent

Comment améliorer les œuvres ratées, c’est ce que propose un livre récent de Pierre Bayard. Toutefois, cette ambition louable ne date pas d’aujourd’hui. Sainte-Beuve s’était déjà livré à ce genre d’exercice : voici son jugement critique sur le texte de Bertrand connu sous le titre factice [Un soir dans une ferme] :

On peut rapprocher cette page de Bertrand de la pièce célèbre du poète Burns : Le Samedi soir dans la Chaumière. On verrait en quoi cette dernière, indépendamment de la forme poétique, reste encore très supérieure. Car, là où Bertrand veut être surtout pittoresque, Burns se montre en outre jovial, moral, chrétien, patriote. Son épisode de Jenny introduit et personnifie la chasteté de l’émotion ; la Bible, lue tout haut, renvoie sur toute la scène, une lueur religieuse. Puis viennent ces hautes pensées sur la grandeur de la vieille Ecosse qui s’appuie à de telles images du foyer : Sic fortis Etruria crevit. Nul exemple n’est capable de faire mieux saisir le côté quelque peu défectueux de l’école et de la manière que Bertrand adopta et poussa de plus en plus. Même à ses meilleurs moments, il est trop retranché des sources vives[1].

Exercice pratique : en vous aidant de ces judicieuses observations, vous améliorerez chacune des pièces de Gaspard de la Nuit en les réécrivant dans un sens « jovial, moral, chrétien, patriote. » Bertrand ayant poussé sa manière « de plus en plus », chaque fois qu’il existe plusieurs versions (Les Grandes Compagnies, etc.), vous adopterez systématiquement la version la plus ancienne, nécessairement meilleure. Le membre de phrase « indépendamment de leur forme poétique » sous-entendant qu’un texte en vers est par essence supérieur à un texte de prose, vous parachèverez votre œuvre – enfin promue chef-d’œuvre – en appliquant scrupuleusement les règles de versification telles qu’elles s’imposaient à l’époque de Sainte-Beuve.

[1] Texte cité d’après l’édition de Gaspard de la Nuit procurée par Max Milner, Gallimard, 1997, p. 340 ; l’édition de Jacques Bony, GF Flammarion, 2005, p. 356 – c’est une de ses rares imperfections – prive malencontreusement le lecteur de ces lignes impérissables que tout amateur de Bertrand se doit d’apprendre par cœur.

« Je est un autre » : éléments pour une biographie d’Aloysius Rimbaud ou Arthur Bertrand, à l’usage des oulipiens

Toute biographie est une fiction en tant que construction narrative. On sait moins que la vie elle-même est une fiction : cela n’avait pas échappé à Sainte-Beuve : « sur le lit de Gilbert après Hégésippe Moreau », Bertrand a « presque l’air d’un plagiaire » (OC, p. 76). En quoi les goûts trop conformistes de Sainte-Beuve le trompaient. Bertrand vivait oulipiennement dans l’avenir et pratiquait en réalité le plagiat par anticipation, celui de l’ « Autre » (un des nombreux sobriquets désignant Rimbaud). Il ne devrait faire aucun doute que, croyant parler de l’un on parle de l’autre et vice-versa à l’infini. C’est ce qui est arrivé, à leur insu, à Helen Hart Poggenburg et Cargill Sprietsma[1].

Bertrand et Rimbaud ont tous deux connu, pendant leur scolarité, un certain Delahaye (LB, p. 23-26), jeune professeur au collège royal de Dijon ou condisciple selon le cas. Tous deux ont un frère nommé Frédéric (LB, p. 8, passim); les deux Frédéric ou, plutôt, le même Frédéric dédoublé livrera sur le tard quelques indications sommaires d’ordre biographique. Tous deux ont une sœur Isabelle, mais Bertrand s’est livré à un raffinement supplémentaire au point de désorienter complètement ses biographes : pour Helen Hart Poggenburg (OC, p. 37), le vrai prénom de cette sœur est Isabelle mais elle se fait appeler Elisabeth ; pour Sprietsma (LB, p. 181), c’est le contraire. En effet, un oulipien confirmé ne saurait se contenter de multiplier les parallélismes, il multiplie également les fausses symétries pour brouiller les pistes au regard des Dupin de la critique littéraire.

Une partie substantielle de la correspondance de l’un comme de l’autre, toutes proportions gardées évidemment car les lettres conservées de Bertrand sont beaucoup plus rares, est composée de lettres à la mère et à la sœur. Deux personnages au comportement également abusif : on est prié de voir doublement double. Isabelle Rimbaud règnera sur son frère mort par son omniprésence, veillant à en préserver l’image frelatée qu’elle a façonnée. Isabelle Bertrand, à la façon du prince chinois de Segalen, règnera par l’absence : elle préfèrera essayer un piano le jour des funérailles de Louis, en dépit des sollicitations de David d’Angers. Mais la mère ne se déplacera pas davantage. Faisait-elle ainsi preuve d’un solide sens des réalités digne de celle qu’un fils indigne a immortalisée sous les désignations les plus diverses, « mère Rimbe », « bouche d’ombre », ou « daromphe » ? Les recherches de Madeleine Ambrière[2] sont édifiantes à cet égard : après la mort de Louis, devenu à titre posthume auteur d’un livre publié, la mère de l’écrivain a consciencieusement essayé de monnayer ce modeste patrimoine virtuel. Avec constance, elle a sollicité des aides auprès des ministres de l’instruction publique successifs, en faisant preuve au fil des changements politiques d’un sens de l’opportunisme en tout point admirable. De 1843 à 1847, sous le règne du roi en forme de poire Louis-Philippe, elle invoque les recommandations de Victor Hugo, du baron Roederer ou d’Antoine Tenant de Latour, ancien condisciple de Louis devenu « secrétaire des commandements » d’un des fils du roi, le duc de Montpensier. Arrive la révolution de Février 1848 : dès le mois de mars, elle s’adresse au nouveau pouvoir (comme quoi, elle connaissait bien les penchants de son fils). La réponse tarde, qu’à cela ne tienne, elle réitère sa demande le mois suivant : elle est désormais la « mère d’un jeune poète républicain connu et estimé de M. de Lamartine », un propagandiste inlassable qui rédigeait « seul » Le Patriote de la Côte-d’Or, et qui « a augmenté le nombre des républicains dijonnais », mais voici que l’histoire s’accélère, l’insurrection ouvrière de Juin 1848 est matée dans le sang, et la IIe République, après s’être donnée à Louis-Napoléon Bonaparte, accouche en peu de mois du Second Empire. Au diable le révolutionnaire républicain, cela indisposerait les zélateurs de Badinguet, Mme Bertrand veille désormais au salut de l’Empire. Elle invoque le souvenir de son propre père « nommé par l’Empereur [Napoléon 1er] maire de Ceva » et elle conclut sur un mode suavement lyrique une missive datée de 1852.

Un jour solennel se présente, et la fête de l’Empereur est le jour où une rosée bienfaisante vient raviver bien des cœurs prêts à s’éteindre par le malheur. Puisse cette rosée Impériale tomber sur la suppliante et elle n’aura pas assez de jours pour Bénir, Sire, votre Nom et votre Bienfaisance impériale[3].

On demeure confondu par la distance qui sépare cet opportunisme sans complexe et les engagements politiques du fils, marqués par une exigence ombrageuse, ainsi que par un radicalisme assumé jusqu’au point de provoquer une brouille avec un ami aussi proche que Charles Brugnot.

Et quel style ! La « daromphe » a-t-elle jamais atteint à de tels sommets ?

[1] Cargill Sprietsma, Louis Bertrand dit Aloysius Bertrand, 1807-1841. Une vie romantique, Champion 1926, ouvrage cité dans le corps du texte sous la forme abrégée LB.

[2] Madeleine Ambrière, « Aloysius Bertrand, sa mère et “le soleil des morts” », in Au soleil du romantisme, Presses universitaires de France, 1998.

[3] Ibid., p. 149.

La vie romancée d’un « roman historique »

Nombre de critiques semblent penser que Bertrand a envisagé à un moment ou à un autre d’écrire un roman historique et, presque invariablement, c’est l’autorité de Sainte-Beuve qui est invoquée. Etablissons un relevé exhaustif des textes se rapportant à ce sujet : ce sera vite fait. Les deux premières mentions datent de 1829 et émanent toutes deux de Charles Brugnot : « Bertrand est un homme de talent. – Il va commencer un roman historique […] » (lettre à Foisset du 14 janvier 1829, OC, p. 851). « Je m’imagine que vous avez dû beaucoup travailler depuis que vous êtes à Paris, et, sans compter les Bambochades, je m’attends à voir paraître dans quelques mois un roman historique qui remuera notre Bourgogne » (lettre à Bertrand du 2 mai 1829, OC, p. 862). L’ami dijonnais compare longuement et défavorablement la vie à Paris à la vie en province, son attente est donc surdéterminée par ses préférences personnelles.

Il faut attendre ensuite 1836, selon Jacques Bony, ou 1837, selon Marie-Hélène Girard[1], pour trouver la troisième mention de ce projet supposé, mais cette fois dans un texte rédigé par Bertrand, annonçant la publication de Gaspard de la Nuit chez Renduel, ainsi que la parution d’un extrait « qui serait dit-on, le précurseur d’un roman historique dont le sujet est tiré de l’histoire de Dijon aux siècles chevaleresques » (lecture adoptée par Jacques Bony d’après le manuscrit). On remarque que le projet de roman historique bourguignon correspond plutôt à une demande de l’entourage dijonnais de Bertrand, ce que sous-entend la formule « dit-on » qui marque la distance prise par Bertrand : il reproduit un propos qu’il ne reprend pas à son compte.

Par ailleurs, le long prologue de Gaspard de la Nuit peut difficilement passer pour un échantillon ou un « précurseur » de ce roman : il est tout entier subordonné au recueil qui va suivre et en reprend de multiples thèmes sous une autre forme, celle de la prose poétique continue, alors que le recueil proprement dit inaugure, selon le mot de Bertrand, « un nouveau genre de prose », kaléidoscopique et discontinu. Une approche comparée s’imposerait, à la fois stylistique et intertextuelle, pour ces deux types de prose, la référence au genre du roman historique étant d’un faible intérêt. 

S’il est vrai que rien n’interdit de recourir simultanément à des genres littéraires différents, il faut tout de même prendre en compte l’évolution stylistique de Bertrand, depuis la liste des Quinze chroniques 1828 (OC, p. 769) jusqu'au recueil de 40 Bambochades que nous ne connaissons qu’indirectement (OC, p. 851) et, enfin, les Fantaisies passées à la postérité comme recueil de poèmes en prose. Les «chroniques», première étape de cet itinéraire, constituent, si l’on veut, des romans historiques en miniature, et le livre IV de Gaspard de la Nuit en conserve les vestiges, mais c’est la dernière étape que Bertrand entend privilégier, au point d’envisager la suppression de la première préface (OC, p. 912), et de déprécier les trois derniers livres du recueil « moins importants » à ses yeux (OC, p. 376). On a là une indication des plus précieuses sur la pointe la plus avancée de la démarche de Bertrand, confortée par l’étude des états successifs des textes lorsqu’ils ont été conservés. Dans les deux cas, ce qui se fait jour, c’est la tension vers un type de recherche expérimentale sur le langage qui anticipe la modernité mallarméenne (poétique de la condensation et de l’ellipse) et rimbaldienne (poétique de la discontinuité et du brouillage sémantique). Une analyse stylistique, dont Monique Parent a donné quelques riches éléments[2], serait à développer systématiquement. C’est évidemment sous cet angle que doit être considérée la « modernité » de Bertrand, pour autant que ce mot ait un sens, ce qui n’est pas toujours évident. En tout état de cause, il est pour le moins léger de se contenter d’identifier modernité et référence au présent, ce qui a pour effet de rendre particulièrement triviales les observations de Baudelaire sur sa propre démarche au regard de celle de son « mystérieux et brillant modèle » (OC, p. 978).

Reste la quatrième allusion à un roman historique, celle de Sainte-Beuve, en 1842, dans sa notice sur Bertrand : « Ses amis de Dijon se flattaient de voir bientôt paraître de lui quelque roman historique qui aurait remué leur chère Bourgogne » (OC, p. 81). Il est pratiquement assuré que cette assertion est de seconde main : la formulation renvoie à la lettre de Brugnot du 2 mai 1829, lettre qui est, du reste, longuement citée quelques lignes plus loin. Sainte-Beuve, qui reconnaissait avoir perdu Bertrand de vue, ne fait que broder sur la documentation qu’il a collectée pour la circonstance (la lettre provenait du « grabat » de l’hôpital Necker). Des quatre mentions, c’est à l’évidence la moins intéressante. Il n’y a aucune raison, bien au contraire, que la crédibilité d’une conjecture soit proportionnelle à l’autorité institutionnellement attribuée à celui qui en risque la formulation (relisez soigneusement la phrase, à l’endroit, à l’envers, en travers selon vos humeurs : elle est d’autant plus lumineuse qu’ampoulée…).

[1] Jacques Bony, « Présentation », Gaspard de la Nuit, GF Flammarion, 2005, p. 10 ; Marie-Hélène Girard, « Aloysius Bertrand, Louis Boulanger et le “rêve du passé” », in La Toison d’or, n°3, 2003, p. 52).

[2] Monique Parent, Saint-John Perse et quelques devanciers. Etudes sur le poème en prose, Klincksieck, 1960. Le recours aux données statistiques est particulièrement stimulant (p. 17 à 80). Rien de tel pour mettre en évidence, par exemple, une grande proximité entre Gaspard de la Nuit et les Illuminations, alors que, pour un regard superficiel, les deux recueils sont très différents.

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Post-scriptum en forme de moustache en croc : le lecteur intéressé pourra consulter en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France quelques-uns des ouvrages cités : Marc de Montifaud, Les Romantiques, Philibert Audebrand, Les derniers jours de la bohème, Arsène Houssaye, Les Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle 1830-1880. Un amateur de littérature exigeant peut se dispenser de la lecture d’une bonne partie des textes des « grands » romantiques ou présumés tels, il n’en éprouvera aucune sensation de « manque » dommageable. En revanche, tous les malheurs du monde s’abattraient sur lui si, par ignorance crasse ou étourderie, il s’abstenait de lire des œuvres comme Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide de Charles Lassailly, Rhapsodies et Champavert de Pétrus Borel ou encore Feu et flamme de Philothée O’Neddy. En raison de leur absence inexplicable dans les collections courantes ou classiques, le lecteur, maintenant prévenu que son destin est en jeu, est autorisé à se contenter d’une lecture dans le monde parallèle binaire sur le site mentionné.

par Lucien Chovet.