ASSOCIATION POUR LA MEMOIRE
D'ALOYSIUS BERTRAND

Will Eisma

Le Gibet

Le Cheval mort

le Gibet et le Cheval mort 

de Will Eisma

 

Will Eisma  est né en Indonésie en 1929. Il a appris dès l’âge de sept ans le violon avec son père, puis un excellent professeur indonésien. L’instrument ne l'a jamais quitté, même lors de son internement dans le camp japonais de Bandoeng pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 1946 il est venu vivre aux Pays-Bas où il a poursuivi ses études musicales au Conservatoire de Rotterdam en obtenant son Prix de violon et en étudiant passionnément la composition. Son premier Concerto pour deux violons fut joué à Rome (Concert Hall, Foro Italico), puis à  Copenhague, Vienne, enfin  Amsterdam.
Will Eisma a expérimenté tous les langages d’écriture contemporaine (dodécaphonisme, musique aléatoire, graphique…). Il a composé également de nombreuses pièces de musique électroacoustique et créé son propre studio « Five Roses » en 1973. Il a également composé pour le gamelan indonésien.
Compositeur prolifique et reconnu, le compositeur et violoniste Will Eisma a obtenu le Prix « Béla Bartok » à Bloomington (USA) en 1958, Le Prix « Visser » des Pays-Bas en 1963, le grand « Prix de musique électronique » de l’ISCM à Rome en 1972 et le « Prix Culturel Gemeente » à Hilversum en 1976.

 

 

Il s’agit d'une démarche très particulière, finalement, que le choix de Will Eisma d'une mise en musique dans la lettre des deux poèmes de Gaspard de la Nuit « le Gibet » et « le Cheval mort ». Ravel, Giacometti, Kahn ont contourné une telle démarche en choisissant -car il s’agit bien d’un choix esthétique- de s’inspirer des poèmes pour créer un  « autre chose » (Reverdy), soit une œuvre nouvelle qui se sépare de la trajectoire originelle dont elle est toutefois issue: en offrant une musique sans les mots, ceux-là même qui l’ont inspirée mais d’où ces derniers sont désormais sinon étrangers, du moins, ailleurs, où le poème devenu une dimension autre n’existe plus que comme référence, ainsi que dans l’idée du processus créateur (hypertexte chez Giacometti, images brouillées et repères d’un déroulement onirique chez Frédéric Kahn).

Etonnante originalité de Will Eisma dans sa démarche de mise en musique des mots du texte qui s'inscrit a priori dans la tradition de la mélodie. Cette dernière est cependant rendue une référence presque paradoxale, de par la volonté de reléguer la description immédiate des tableaux funèbres que constituent les poèmes choisis: le compositeur abandonne la description inquiète et morbide, expressionniste, au profit d’un parti pris « surréaliste ». Pour Will Eisma en effet, il s’agit par la musique d’explorer une « autre scène » dont les mots seraient issus, et qui féconderait elle-même tout un monde invisible en proposant des textes une lecture nouvelle et prégnante.

 En effet dans la démarche conçue par Will Eisma la musique ne supplée pas aux poèmes, elle ne fait pas que s’inspirer de ces derniers, mais les met également en scène en suggérant une infinité de visions d’après les images du texte, ses signifiants, telle un kaléidoscope. L’« autre scène » s'inspire des mots, des phrases, des images qu’elle expire à son tour dans la référence réciproque de la musique et du texte embrassés tout ensemble à travers le processus de création. La distance esthétique en est la clef, et la force expressive, au service de la subjectivité naturelle du compositeur et de son désir. 

« Le texte de poèmes exprime deux environnements au potentiel dramatique fort : un champ de bataille et un cimetière. Cela prête facilement à l’utilisation de sons naturels de la nuit, de sifflements et de craquements à figer le sang. Or, c’est précisément cela que j’ai voulu à tout prix éviter. J’ai souhaité de créer dans ma musique une atmosphère d’irréel. » (Will Eisma, propos recueillis).

 

*

 

Le Gibet

« Le Gibet » a été composé en 1971 à l’initiative de Edu Verhulst, qui était alors à la tête du département de musique contemporaine du NOS. L’enregistrement a été réalisé en 1973 dans l’un des studios d’Hilversum.
 Il s’agit d’une composition pour voix de baryton (Meinard Kraak), ensemble instrumental : flûte (Fred Mann), hautbois (Cor Coppens), clarinette (Jacques Schouten), violon (Will Eisma), violoncelle(Max Werner), pianoforte (Maarten Bon), percussions (Wim Koopman) et live - electronics
[1]. 9'

 

Extrait :

 

Le Gibet, surréalisme d’une description sonore

 

Si les effets de la littérature « gothique » que l’on trouve, par exemple, dans la musique très filmographique de Frédéric Kahn (bruits de geôles, cris, agitation de phénomènes sonores) sont absents de cette pièce, dont la cloche stylisée par Ravel au piano dans son oeuvre éponyme Gaspard de la Nuit et choisie en tant que timbre, en tant qu'instrument, dans la version orchestrale par Maurice Constant du Gibetde Ravel (cela sans doute parce qu’elle constitue le phénomène le plus plausible, le plus rationnel des multiples sources interrogées « serait-ce… »), d'autre effets expressionnistes et surréalistes d'un fantastique suggéré structurent la pièce de Will Eisma… Car certes, « la carcasse d’un pendu que rougit le soleil couchant » inspire dans cette composition de multiples phénomènes à échelle lilliputienne, et en cela d’autant plus monstrueusement inquiétants- une monstruosité que serait l’observation à la loupe, dans une invraisemblable proximité, du cadavre, et qui ourdit dans l’ombre à l’œuvre de la mort avec un réalisme surréel, expressionniste dans la lente et sûre invasion du corps mort- et de quelle mort-. Et certes, les détails d’horreur de roman noir « un cheveu sanglant » sur lesquels la musique se focalise renforce l’ironie du texte de Bertrand et les rend plus cruels encore : il en est de la « cravate de mousseline » tissée par l’araignée comme d’un élément vestimentaire élégant et dérisoire lors même que le linceul est refusé au condamné. Cette proximité presque intime de la mort physique est effectivement surréaliste car elle se joue à partir de l’imagination sidérée, la contemplation figée de celui qui, projeté au-devant de traumatismes physiques qui ne seraient rien si l’échelle visuelle n’était tronquée par la force attractive de l’Innommable, voit son jugement aspiré par l’Autre, le mort condamné torturé par l’univers entier jusqu’à l’orbe du soleil couchant. Le sujet est contaminé par l’horreur de cet Autre inadmissible et transpire des hypothèses pires les unes que les autres (car elles ne laissent aucun repos au « pauvre pendu » (P. Brunel). Projection et défense « contre, tout contre », dirait Lacan, c’est effectivement ce qui semble se jouer à l’échelle de cette sidération où chaque détail prend le sens l’horreur d’un autre devenu le jouet brisé par un monde tout entier, jusqu’à la lumière du jour, le contraire de sa nuit définitive, qui le « rougit ». L'ensanglante. L'exclut.

Les effets musicaux résident essentiellement dans cette impossible proximité de la vision faussée. Ce qui est évoqué directement par la musique est l’horreur surréelle du phantasme, des évènements sonores violemment expressifs qui, alliés à l’énumération de la narration poétique, seraient le second degré de ces évènements sonores « à figer le sang » que le compositeur a souhaité éviter en tant qu’évènements sonores d’un réel reconnu en tant que réel et imité (craquements, glas). Car il s’agit bien ici d’un second degré accessible voire illustratif d’une sidération qui abolit toute échelle au profit de l’évocation des différentes horreurs successives comme autant d’hypothèses dont aucune ne convient, bien que toutes soient possibles en regard de la fantastique vision: « serait-ce »:

« quelque grillon »
« quelque mouche en chasse »
« quelque scarbot qui passe »
« quelque araignée qui brode (…) à ce col étranglé »

Le même phénomène sonore évoque donc après un bref silence le rapprochement du bourdonnement, l’attaque agressive, tout cela en aggravation, en amplification, qu’il s’agisse de la densité sonore, les instruments étant toujours plus nombreux à la fête, de l’intensité chaque fois plus forte ou enfin de la longueur des interventions chaque fois croissante. L'ironie de la cacophonie qui suit des verbes comme chanter «[le grillon qui] chante » -audible dans l'extrait proposé- est d'autant plus marquante et permet la reconnaissance ultérieure du phénomène. Nous avons en effet affaire à deux structures temporelles clairement distinctes, un temps « strié » selon l’expression de Boulez où alternent l’élargissement, la dilatation temporelle en notes longues, avec des interventions instrumentales denses et brutales après chaque strophe du poème, chaque hypothèse avancée. Il s’agit de phénomènes sonores clairement identifiables : les instruments en tutti créent un tissu sonore identifiable et alternent avec de longues tenues et notes isolées, d’abord aux cordes (ce qui est un grand classique, les longues tenues d’archet aux cordes), puis aux vents, l’ensemble des bois permettant cette gageure de tenues très longues ininterrompues, chaque instrumentiste respirant à des endroits différents.

 

 

Contamination et mise en abyme

 

Mais, à ce conte d’une sur-réalité morbide d’évènements qui se succèdent avec la régularité et l’ordre de la reconstruction hallucinée d’un monde et d’une conscience –objet et sujet au monde- abolis, se greffe le phénomène de la contamination où le brouillage sonore illustre absolument cette involution de la conscience claire. Il y a les effets sonores acoustiques traditionnels, comme le trémolo aux cordes, les glissandi[2], les pizzicati[3]…Mais d’une part ces procédés deviennent les constantes d’un langage dans le Gibet, et ne concernent pas seulement les instruments auxquels ils sont traditionnellement associés (ainsi des effets de glissando sont développés également chez les bois (flûte, clarinette, hautbois). D’autre part viennent également se greffer des modes de jeu plus spécifiquement contemporains dans un progressif  tutti où les timbres cordes/vents/percussions se mêlent de telle manière qu’il devient difficile de les analyser indépendamment du texte chanté.
Aux vents s’instaure notamment, au hautbois, lors de la mention de « l’escarbot qui passe » et sera généralisé après le « col étranglé », le mode de jeu plus spécifiquement contemporain aux instruments à vents du Flatterzunge[4].Il y a également, dès la première tenue du violon (sur la note « sol ») une note frappée directement sur une corde des graves du piano sans l’intermédiaire des marteaux,  tandis que l’autre main joue avec la clef de la corde (ce phénomène sonore se produit six fois selon la précision de Will Eisma). Un autre mode de jeu consiste dans la mise en vibration de cordes du piano avec la mailloche d’une timbale. L’effet est celui d'un cluster de corde pincées (comme une clavecin) et d’une énorme caisse de résonance. Ces effets contemporains se développent, nous l’avons vu, au fur et à mesure du texte. Ils constituent un brouillage de la pâte sonore qui sert l’intensité de l’angoisse grandissante, et  la perte de distance du narrateur par rapport à son objet de contemplation, de fascination pourrait-on dire. On peut supposer que ce décalage, cette anamorphose de la perception visuelle dans le texte est mise en abyme musicalement par une autre métamorphose, sonore, qui vient amplifier les effets mais aussi faire basculer la dimension « classique » acoustique du timbre, vers la transformation électronique. Dans un immense crescendo brouillé et mêlé volontairement d’interférences que les jeux contemporains ont préparée, ces effets viennent s’engouffrer dans une nouvelle texture; il s'agit d’une véritable dilution de leur nature originelle. Les interférences sont d’ailleurs étrangement voisines de celles qui surgissent peu avant la fin de « Ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte » de Frédéric Kahn où on entend dans le lointain, recouverte par les parasites, la conversation téléphonique entre de deux voix adolescentes dont l'une s’exclame « J’entends rien ! » tandis que les interférences sont au premier plan.

L’interférence sonore serait dans les deux pièces l’image du télescopage de la conscience et de son dépassement par les visions d’un autre monde, que ce monde soit onirique, inconscient…Cette ultime « crise », crise qui suivait précédemment chacune des visions comme pour l’illustrer, mais avec une constance et une aggravation qui montrait une perte progressive de repères, survient après une phrase mise en exergue par  une voix grave et solennelle qui l’énoncement lentement, et a capella[5] : « Un rêve. J’avais fait un rêve ». Suivie d'un nouveau climax.  Invitation, sans doute, à se référer au poème du même nom où, à la fin d’une énumération de visions cauchemardesques du roman noir survient le réveil. Cet ultime éclatement des repères inverse le miroir des sorcières, et l’atmosphère indécise du début, toute de longues notes tenues, revient après la dissolution d’un aussi efficace diminuendo que l’avait été le brutal affolement horrifié, tandis que le son électronique lui-même des interférences parasites chante une quarte juste descendante, et ce trois fois : ce sont deux mondes qui se sont inversés.

Et la voix de conclure…

 

 

Une voix

 

« Oui », confirme Will Eisma. Oui, c’est une autre musique que ce choix d’inclure le poème dans l’œuvre en tant que poème, en tant que texte poétique dont la vocation est celle d’être énoncée, articulée, exprimée. Or le recueil d’Aloysius Bertrand s’est imposé au compositeur par son potentiel poétique au sens fort qui contient la dimension imaginaire et le Verbe, où la voix n’est pas un simple support du texte mais porte l’univers dans lequel elle est, elle-même, inscrite ! « ce que j’entends, serait-ce… ? ».

En 1970 l’ensemble Pro-Kontra était fréquemment invité pour créer de nouvelles compositions. En 1971 la Radio néerlandaise NOS m’a demandé de créer une pièce pour cet ensemble, en y incluant un équipement électronique. Parce que je venais justement de me procurer une édition du Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand j’ai décidé de mettre en musique “Le Gibet”, pour voix, ensemble instrumental et support électronique. Le  texte du poème m’inspira bien évidemment une atmosphère triste et horrible, rendue par des effets et des couleurs spécifiques. Vous pourriez dont effectivement en déduire qu’en cela, la voix est un élément majeur dans la composition. Cependant, et j’insisterai particulièrement là-dessus : le texte, la voix et l’intrumentarium ont été envisagés comme un tout, aussi appelé un « document » (en Anglais).”

Ce qui frappe dans ce propos est cette double place accordée à la voix : à la fois vecteur de sens –parce que support du texte- et matériau sonore et expressif dont participent le choix du timbre (un baryton), son inscription dans la temporalité musicale (linéaire, une introduction de 1’40 d’ailleurs introduit les premiers mots du poème) et sa diction : en effet le texte et la voix sont pas confondus, et la voix n’est certes pas détournée de sa vocation essentielle : carnée et expressive, elle n’est pas exempte non plus de théâtralité. Chantée, Sprechgesang[6]), chuchotée doucement ou encore chuchotée en force, contradiction que l'on trouve dans les situations d'angoisse seules, elle assure également le support du texte poétique et s’appuie sur le sens des mots que la musique amplifie.

En cela le traitement du texte dans la lettre à la fin de la pièce est particulièrement claire: « j’ai rêvé tant et plus, mais je n’y entends note », phrase énoncée a capella, mise en exergue quoique inscrite dans le déroulement narratif, « autre voix » qui fait œuvre autant que le corps du poème éminemment respecté, jusqu’à l’intrusion en dernier lieu de cette conscience externe, « extradiégiétique » qui n'existe pas dans le poème d'Aloysius Bertrand. Or si cette phrase est intégrée effectivement à l’œuvre en tant que texte mis en musique, elle est pourtant mise en scène dans sa différence : par le ton adopté (solennel), l’absence d’accompagnement, sa nature même en tant que matériau textuel (puisqu’il s’agit d’une épigraphe du poème du Troisième Livre « Un rêve »). Elle induit une dimension subversive  car le jeu sur l’intertexte donne explicitement, comme par omniscience, un sens a priori orienté tel que le revendique le compositeur Will Eisma dans son propre commentaire : soit le choix de la mise en musique d’un poème surréaliste…

« Je » qui entend dans le poème est donc bien un autre, et ce que moi, auditeur, j’entends n’a d’autre existence que le temps de l’écoute de l’œuvre. Subversion redoutablement efficace où « la hâche du bourreau » de « Un rêve » est suggérée, qui tout en donnant la mort dans les visions brise le rêve, et c’est ensuite, lorsque je tente de recoller les morceaux du cauchemar que « je n’y entends note »… Et dans la musique de Will Eisma  à peu de notes près, l’instant qui suit grave inéluctablement dans la conscience ces possibles visions tout en les éloignant, de la même manière que dans dans le poème de la Nuit et ses prestiges le narrateur en s'éveillant, a échappé de justesse à un cauchemar sur le point de devenir sous la hâche du bourreau un sommeil létal. Or du poème, après ces neuf minutes de musique, il ne reste rien. Née de lui, cette dernière le clôt en son sein et les dilue, tout ensemble, dans le silence.

 

*

 

Le Cheval mort

« Le Cheval mort » a été composé pour le festival musical de Witten (Allemagne) où il fut créé en 1976. Il s’agit d’une composition pour voix de mezzo-soprano (Ileana Melita), clarinette basse (Harry Spaarnay), pianoforte (Eri Joesef), percussions (Wim Koopman), 2 synthétiseurs et bandes magnétiques (Fred de Beer et Will Eisma). 19'

 

Extrait :

 

Morcellement et cruauté

 

Dans ce poème l’atmosphère est plus cruelle.” W. Eisma.

On sait en effet dès la première ligne que l’on n’échappera pas à l’ironie d’Aloysius Bertrand : dès le dialogue de l’épigraphe entre le fossoyeur et le pialey (« l’écorcheur de chevaux morts ») les choses sont claire : on vendra de l’os et le portrait du cheval tué est la dernière vision où l’être est incarné, avant qu’il ne soit transformé en boutons par le fossoyeur, en manche de poignard par le pialey. Le cynisme est latent lorsque la blessure de la morsure des loups devient la « touffe de rubans rouges », de la même manière que le fil tissé par l’araignée sur « la carcasse du pendu » était devenue une « écharpe de mousseline » dans le Gibet. L’horreur habille les morts. La musique joue le jeu. Il s’agit bien, dans le choix poétique de ces deux pièces musicales que pourtant plusieurs années séparent, d’un diptyque : je m’étais en effet étonnée que Will Eisma dans ses commentaires situe le gibet dans un cimetière, mais la première strophe du « Cheval mort » effectivement situe le gibet en face d’un cimetière, « à droite » de la voirie. Pour Will Eisma, il semble donc que le gibet du « Gibet » soit celui, vu de loin, celui du « Cheval mort ». Plus cruelle encore serait la vision du cheval mort parce que sa mort est fraîche: « celui-là, tué d’hier ». La faille ne réside pas tant dans la fascination d'une vision morbide que dans ce stade d’une hésitation entre la vie et la mort du cheval allongé encore susceptible de s’effrayer des « spectres dans les étoiles », si seulement… Moins horrible, plus poétique que dans le Gibet, plus cruelle au sens affectif du terme, la musique de Will Eisma conçoit la mort récente comme perte de sens, une forme d’errance incertaine : seuls les vivants ont peur de spectres et regardent les étoiles, la seule différence qu’il semble y avoir entre l’équidé mortellement blessé et un être vif est la manière dont il garde les yeux ouverts. Pas même la blessure sanglante à son cou ne semble le signe de sa mort. Deux courts phénomène jazzy montrent la vocation d'une telle musique de soulignement d’une non-vie décalée qui ne serait point encore la mort telle que « la carcasse d'un pendu »: le growl rauque de la  clarinette qui introduit la voix (et le texte morbide de l'épigraphe du poème d'Aloysius Bertrand) puis, après « les sépultures d'un cimetière », des pêches de cuivre comme dans les bons vieux standards de jazz,  pêches dont le deuxième degré (le dérisoire de ce qui ne sera plus) est souligné par le timbre électronique, aisément reconnaissable, qui ne tente pas de se faire passer pour acoustique, et sa hauteur un peu fausse. La cruauté s'insère dans cette faille de l'indécision de cette mort encore souvenance de la vie comme le vent dans les « flancs caverneux » de l'animal trépassé. Ce phénomène musical est d'ailleurs présent dans l'extrait proposé ci-dessus.

La volonté expressionniste de cette cruauté d’une non-vie récente est donc rendue musicalement par le choix du compositeur de privilégier les parties instrumentales (essentiellement électroniques) : c’est pourquoi, explique-t-il, « la voix est traitée de manière davantage morcelée, par fragments ». Or ce morcellement du texte participe activement de la perte du lien entre l’être rencontré et le monde qui constitue la cruauté essentielle du poème. Elle est annoncée par l’énonciation de mots, bien avant le début du poème dont les épigraphes sont également interprétées: des mots comme « Tristesse… les choses … avec les choses …la lune… oh…. ah… »… Beaucoup d'onomatopées remplacent après cinq bonnes minutes d'introduction musicale le texte tant attendu par l' auditeur. S'agit-il d'une mise en voix, d'une affectation du sentiment relatif à  la « Tristesse »? Un climat où domine ce sentiment est effectivement installé par la clarinette basse qui monologue depuis les premières mesures: cette clarinette tient en effet un vrai discours musical avec des repères : un discours désolé, phrasé en séquences qui, quoique d’écriture atonale, sont clairement reconnaissables : elles débutent par le motif de notes fa/solb/do/mib, donné tel quatre fois durant la longue introduction (de cinq minutes). Et, justement, le morcellement du chant tranche d’autant plus résolument sur cette seule manifestation musicale d’une désolation qui semble dès lors dérisoire, de circonstance ou plus simplement négligée : un tel morcellement du texte et de la voix est presque choquant de par le contraste qu’il offre avec les plages de musique désolée comme dans la dernière strophe dont l'atmosphère, quoique toujours angoissée (les parties électroniques, omniprésentes dès le début du poème en sont les spectres sonores), la musique évoque malgré tout la sérénité morne mais sincère d'une contemplation méditative : avec, par exemple, les sons synthétiques de triangle, de célesta ou de glockenspiel pour signaler dans l’étendue sonore et céleste les points de lumières, les étoiles surréelles que ne contemplera plus l'oeil ouvert, mais cependant éteint. Déjà la mention de 19 minutes de musique pouvaient rendre perplexe en regard de la longueur relative du texte en multipliant presque par trois le temps du Gibet. Un véritable contrepoint de l'étendue désolée et d'une certaine forme de brutalité servie par les multiples décompositions sonores qui y sont superposées, constitue un décalage propice à l'installation d'une ambivalence sur laquelle la cruauté passive et indifférente prend le relais d'une ironie que Will Eisma a véritablement musicalisée. Cette désolation de la clarinette est également accompagnée dès le début de la pièce, en contrepoint, par les notes obstinément répétées d’un marimba « plus percussion que jamais  » qui semble tout droit sorti de la Danse Macabre ou des « Fossiles » du Carnaval des animaux de Saint-Saëns: et ce d’autant plus qu’il est particulièrement présent lorsque sont mentionnés les  « flancs caverneux » du cadavre qui laissent deviner l'ossature d'une future carcasse.

 

 

Une voix destructurante

 

La conception dans l’œuvre du Cheval mort de la temporalité musicale est en effet fondamentalement différente du temps « strié », de cette alternance en incursions violentes telle qu’elle était identifiable dans le Gibet : il s’agit ici plus vraisemblablement de la superposition de deux temporalités différentes : une atmosphère létale d’une part, plus ou moins invariante selon les aspects poétiques qui intéressent le support de la voix, et une autre, normalement signifiante puisqu’il s’agit de celle du texte- et cependant celle-là même déstructurée par la voix. D’une part la voix est soumise à un morcellement à l’intérieur des mots eux-mêmes : les phrases mais également les mots sont devenus sécables comme la « caval-cade », « flancs » répété deux fois, dont la seconde avec une intention appuyée sur le [f] ou encore le [s] de « ciel » : tout cela participe du brouillage signifiant. De la même manière dans « chair » le [r] est exagérément roulé, plus long que la voyelle. Cette implication de la voix dans l’expression contemporaine- et donc du texte- n’était pas dans le Gibet. Or ici l’effet est d’autant plus  fantastique  que cette distance est marquée par les intonations de la chanteuse :
La chanteuse Ileana Melita possède une très forte personnalité. Elle a pu bénéficier d’une liberté assez importante par rapport à l’expression dramatique du texte pendant l’enregistrement.”(W.E.)

D’autre part les procédés d’écriture contemporaine des parties instrumentales du Gibet identifiés aux bois et aux cordes, non seulement sont également présents, voire omniprésents, dans le Cheval mort, mais concernent également la voix : le discours dont nous avons pu appréhender le morcellement est également morcelé, destructuré, dans l’écriture musicale : de grands intervalles qui font passer la voix d’un registre (ses aiguës) à l’autre (ses notes graves) et vice versa, sont une constante qui bannit toute velléité mélodique. Dans les « loups » le mot devient lui-même le hurlement du lycanthrope (grand glissando ascendant). Il y a également doublure de la partie de la voix, lorsqu’est évoquée la peur du cheval devant le danger de voir des « spectres dans les étoiles », par la clarinette jouée en Flatterzunge, ce mode de jeu qui trouble le son, le rend granuleux et rêche. L’effet est particulièrement efficace, qui déforme le timbre de voix et la rend, pour elle, spectrale sur les mots: « il se fermerait soudain de peur », cependant que le piano effectue en accorde mesurés et réguliers un choral dans une nuance pianissimo qui accompagnent les étincelles lumineuses des timbres synthétiques. Les bandes magnétiques produisent le même effet que le jeu Flatterzunge de l’instrument à vent sur le mot « aiguillettes » (qui sont les blessures, ainsi ironiquement désignées).

La notion de « spectre » est, d’ailleurs (peut-être volontairement ?) mise en abyme par un jeu sur la polysémie du terme : la voix est également, lorsqu’elle émet lentement le mot « éclairer », doublée par les spectres sonores des bandes magnétiques, avec les effets d’interférences tels qu’ils « chantaient » (des parasites qui chantent, c'est un comble!) à la fin du Gibet. La voix apparaît dès lors elle-même comme un corps sonore synthétique. Les « spectres » des romans gothiques, le spectre lumineux et le spectre sonore se confondent dans un effet des plus signifiants qui s’appuie sur la notion d’illusion, de vision hallucinée sur le fil de l’idée toute aussi surréaliste de la vision par un œil « s'il n’était(...)» mort, mot évité par le poète et remplacé par une périphrase qui n’en efface pas la cruauté mais au contraire la renforce tout en se permettant ironiquement une considération froidement subjective (qui sévit également dans la description de la « touffe de rubans rouges »). On peut clairement supputer que la voix est absorbée par l’univers surréel de la fantaisie morbide qu’elle évoque dans la lettre, « porte-parole » au sens propre, messagère de la disparition et du dérisoire annoncés dès l’introduction du chant par l’épigraphe que l’on sait.

 

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Il est possible de se procurer le Gibet et le Cheval mort directement auprès de Will Eisma ou via son site, ou encore auprès de son éditeur Donemus dont le site est également disponible.

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Je tiens à remercier Will Eisma pour sa profonde gentillesse et sa disponibilité sans faille lorsqu’il s’agissait de répondre à de (nombreuses) questions, dont les réponses ont pu être conjuguées à l’écoute des pièces, que la maison d'édition Donemus a aimablement réunies pour nous.

Ce travail sera susceptible de développements après la réception des partitions du Gibet et du Cheval mort.

M.P.



[1]live-electronics: cela signifie l'amplification, la transformation et la distribution du son dans l'espace pendant l'exécution grâce aux supports électroniques, ce qui implique un travail expérimental avec des musiciens individuels qui ont toujours participé aux oeuvres nouvellement produites.

[2] Un glissando consiste)à faire passer le son par toutes les hauteurs possibles selon les techniques instrumentales.

[3] Le mode de jeu en pizzicati/to (sg) consiste à pincer la corde d’un instrument au lieu de l’attaquer avec l’archet.

[4] le mode de jeu Flatterzunge consiste à "salir "le son en roulant la langue en soufflant dans l’instrument, ce qui le détimbre et le brouille

[5] a capella signifie sans accompagnement.

[6] Sprechgesang : dans une œuvre lyrique, style de récitation à mi-chemin entre la déclamation parlée et le chant  (cf Lulu de Berg)