ASSOCIATION POUR LA MEMOIRE
D'ALOYSIUS BERTRAND

LOUIS BERTRAND
1807-1841

 

L'admission d'un écrivain en prose dans une anthologie poétique ne peut passer sans quelques mots d'explication. Il est certain qu'il y a des poètes en prose, de même qu'il y a des prosateurs en vers, c'est-à-dire des écrivains qui conservent dans le vers la construction positive de la phrase prosaïque. Louis Bertrand est un poète en prose ; poète non pas seulement par le sentiment, et par la pompe ou par l'élévation des pensées, comme on l'a pu dire des grands écrivains qui ont élevé la prose française à la hauteur du style épique ; mais par l'art même, par la façon[1], ainsi que l'a très-justement dit M. Sainte-Beuve : ses jolies ballades dont la façon lui coûtait autant que des vers ! Car Bertrand a écrit aussi des vers ; et vraiment avec l'habileté merveilleuse qu'il avait à ordonner les mots et à varier les phrases, avec la science qu'il possédait du vocabulaire et du nombre, il serait surprenant qu'il n'y eût point essayé. Mais son œuvre, son effort principal est dans ses petites compositions en prose, compositions exquises, qui sont comme une démonstration expresse et neuve de la richesse et de la puissance de notre langue. Louis Bertrand prosodie la prose ; il combine dans son style tous les moyens d'expression et de relief, le son et l'orthographe, l'onomatopée et l'archaïsme. Joseph Delorme a comparé le sonnet à une goutte d'essence enfermée dans une larme de cristal. On pourrait dire des ballades de Louis Bertrand qu'elles sont des visions concentrées et encadrées dans de belles arabesques d'écriture. In tenui labor ! mais il a mis un grand art dans ce ténu ; et la main, quoique délicate, est si ferme et si maîtresse d'elle-même, que jamais la matière, si frêle qu'elle soit, n'est ni faussée, ni froissée. Les malveillants pourraient trouver dans cet art si fin et si contenu quelque chose de la minutie flamande ; mais Louis Bertrand ne prétendait pas se restreindre toujours à ces compositions menues : il songeait au théâtre, et lut même au directeur d'un des théâtres de Paris un drame qui lui fut rendu avec le regret de ne pouvoir l'adapter aux exigences de la scène. Le Provincial, journal publié à Dijon en 1828 par M. Foisset, et Le Patriote de la Côte-d'Or, contiennent des articles de lui, qu'il serait à coup sûr curieux de réunir[2] . D'ailleurs, même à défaut de ces renseignements, le récit d'une nuit passée dans une auberge bourguignonne, inséré dans la notice écrite par M. Sainte-Beuve en tête de ses œuvres, prouverait suffisamment que Louis Bertrand savait s'étendre, et que la brièveté de ses ballades était la mesure voulue de l'œuvre et non la mesure de son talent.

Louis Bertrand, né à Ceva, en Piémont (alors département français), en 1807, mourut à Paris, en 1841, à l'hôpital Necker. Sa jeunesse, c'est-à-dire toute sa vie, à deux ou trois années près, se passa à Dijon, où sa famille s'était établie et où il fit ses études. " La Bourgogne était devenue sa patrie adoptive. Il suça le sel même du terroir, a dit M. Sainte-Beuve, et se naturalisa tout à fait Bourguignon… Le Dijon qu'il aime est sans doute celui des ducs… le Dijon gothique et chevaleresque, autant que celui des bourgeois et des vignerons ; pourtant il s'y mêle à propos la plaisanterie, la gausserie du cru, et sous l'air de Callot et de Rembrandt on y retrouve du piquant des vieux noëls… Destinée bizarre et qui dénote bien l'artiste ! Il passa presque toute sa vie, il usa sa jeunesse à ciseler en riche matière mille petites coupes d'une délicatesse infinie et d'une invention minutieuse, pour y verser ce que nos bons aïeux buvaient à même de la gourde ou dans le creux de la main. " Le recueil des ballades de Louis Bertrand a pour titre : Gaspard de la Nuit, fantaisie à la manière de Rembrandt et de Callot. Ce volume, annoncé dès 1834 sur les catalogues de la librairie Renduel[3], ne parut qu'après la mort de l'auteur, en 1842, édité par les soins pieux et ingénieux de M. Victor Pavie, d'Angers, qui a su donner au livre la physionomie et tout le pittoresque du talent de l'auteur.

 

Charles Asselineau

 

Le livre de Louis Bertrand, probablement tiré à petit nombre, est devenu excessivement rare[4]. On trouvera la notice de M. Sainte-Beuve réimprimée dans les Portraits littéraires[5].

Charles Asselineau

Notes :

[1]La distinction est importante, elle signale un changement d'époque. Le premier type de poésie en prose mentionné renvoie à ce que l'on appelait "poème en prose" à l'époque néoclassique et préromantique (Mercier, Boiste, Lesuire, Cousin de Grainville, etc.), le second type à ce que l'on appelle aujourd'hui pareillement "poème en prose", expression aussi peu satisfaisante que celle de "ballade" qu'Asselineau retient à la suite de Sainte-Beuve. En effet, cette désignation, qui s'est désormais imposée, occulte les deux principales caractéristiques du nouveau genre littéraire : la brièveté et l'abandon des  "ornements" rhétoriques et du registre soutenu inhérents à la poésie telle qu'on l'entendait jusqu'à l'apparition du romantisme. Ce changement dans la perception même de ce qui peut être poétique ou non est assurément décisif au regard de l'histoire littéraire, - alors que la "modernité", si on la restreint à la référence au présent, n'a rien d'indispensable : les Stèles de Segalen sont tout aussi modernes que le vieux Paris de Baudelaire, qui n'est plus. L'usage seul invite à conserver l'expression "poème en prose" mais on ne soulignera jamais assez que toute désignation est nécessairement conventionnelle.

[2] Asselineau devait mener à bien cette recherche à l'occasion de la deuxième édition de Gaspard de la Nuit en 1868. Il exhumera une vingtaine de textes inédits, parmi lesquels des articles politiques particulièrement virulents et un certain nombre de premiers états de poèmes mettant en évidence le travail sur la langue si caractéristique de l'auteur de Gaspard de la Nuit.

[3] En réalité, le livre figure dans le catalogue Renduel depuis 1833, mais sous le titre Caspard de la Nuit (catalogue annexé à La Vie de E. T. A. Hoffmann, signalé par Fernand Rude, voir aussi Le Balcon de l'opéra de Joseph d'Ortigue). Ce titre, en 1834, deviendra Gaspard de la Nuit dans les catalogues annexés aux Intimes de Michel Raymond, aux Etudes sur la science sociale de Jules Lechevalier, aux Paroles d'un croyant de Lamennais - la liste n'est pas exhaustive.

[4] Le caractère introuvable de Gaspard de la Nuit sera un leitmotiv de la fin du siècle : un bibliophile aussi notoire et bien informé qu'Asselineau le fait sien dès 1862.

[5] Texte reproduit : notice de Charles Asselineau in Les Poètes français : recueil des chefs-d'œuvre de la poésie française des origines jusqu'à nos jours. Anthologie des poètes français du XIXe siècle, Eugène Crépet dir., Hachette, 1863, tome IV, p. 697-698. Cette anthologie donne deux textes en vers de Bertrand : Sonnet à M. Eugène Renduel et Ballade [O Dijon, la fille…].